vendredi 23 avril 2010

Commune présence

Commune présence

Tu es pressé d’écrire
Comme si tu étais en retard sur la vie
S’il en est ainsi fais cortège à tes sources
Hâte-toi
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance
Effectivement tu es en retard sur la vie
La vie inexprimable
La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t’unir
Celle qui t’es refusée chaque jour par les êtres et par les choses
Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés
Au bout de combats sans merci
Hors d’elle tout n’est qu’agonie soumise fin grossière
Si tu rencontres la mort durant ton labeur
Reçois-là comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride
En t’inclinant
Si tu veux rire
Offre ta soumission
Jamais tes armes
Tu as été créé pour des moments peu communs
Modifie-toi disparais sans regret
Au gré de la rigueur suave
Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit
Sans interruption
Sans égarement

Essaime la poussière
Nul ne décèlera votre union.

René Char
in Le Marteau sans maître (1934-1935)

jeudi 8 avril 2010

La masure.

tu voulais tant la voir cette vieille bastide
érigée en haut de nos vignes
et entourée de garrigue
voilà, tu en as fait le tour !

dès ton arrivée, le long du sentier
les herbes sauvages
se sont courbées
timidement
sur ton passage
en guise de révérence.

t'en souvient-il ?
le feu de bois crépitait
dans l'ancienne cheminée
tu as aimé l'odeur des souches
une planche posée sur deux pierres
telle fut notre table de fortune

Sur l'aire,
adossé contre ce grand pin
qui nous gratifiait de son ombre,
tu t'es assoupi quelques instants
blotti entre deux racines
qui buvaient tes souffles

depuis ce jour
cet arbre est tien
car ici "les pins gardent mémoire"

(anonyme)

mercredi 7 avril 2010

ESPOIR

ESPOIR

Mais nous souffrons d'un mal incurable qui s'appelle l'espoir.

Espoir de libération et d'indépendance.

Espoir d'une vie normale où nous ne serons ni héros, ni victimes.

Espoir de voir nos enfants aller sans danger à l'école.

Espoir pour une femme enceinte de donner naissance à un bébé vivant, dans un hôpital, et pas à un enfant mort devant un poste de contrôle militaire.

Espoir que nos poètes verront la beauté de la couleur rouge dans les roses plutôt que dans le sang.

Espoir que cette terre retrouvera son nom original : terre d'amour et de paix.

Merci pour porter avec nous le fardeau de cet espoir.


Mahmoud DARWICH

mardi 6 avril 2010

ALMERIA

Un plat pour l'évêque, un plat trituré et amer,

un plat avec des débris de fer,

avec des cendres, avec des larmes,

un plat submergé,

avec des sanglots et des murs écroulés,

un plat pour l'évêque,

un plat de sang d'Almeria.


Un plat pour le banquier,

un plat de joues

d'enfants du Sud heureux,

un plat dee détonations, d'eaux en folie, de ruines, de terreur,

un plat d'essieux brisés, de têtes piétinées,

un plat noir, un plat de sang d'Almeria.

Chaque matin, chaque matin trouble de votre vie

vous l'aurez fumant et brûlant sur votre table :

vous l'écarterez un peu de vos mains délicates

afin de ne pas le voir, afin de n'avoir pas à le digérer tant de fois :

vous l'écarterez un peu entre le pain et les raisins,

ce plat de sang silencieux

qui sera là chaque matin, chaque matin.

Un plat pour le colonel et l'épouse du colonel,

à une fête de la garnison, à chaque fête,

sur les serments et les crachats,

avec la lumière du vin de l'aube

afin que vous l'aperceviez tremblant et froid sur le monde.

Oui, un plat pour vous tous, riches d'ici et de là-bas,

ambassadeurs, ministres, commensaux atroces,

dames au fauteuil et au thé confortables :

un plat déchiqueté, débordant, sale de sang pauvre,

pour chaque matin, pour chaque semaine, pour toujours

et à jamais

un plat de sang d'Almeria,

devant vous,

pour toujours.


Pablo Neruda

( Résidence sur la terre)