mardi 6 avril 2010

ALMERIA

Un plat pour l'évêque, un plat trituré et amer,

un plat avec des débris de fer,

avec des cendres, avec des larmes,

un plat submergé,

avec des sanglots et des murs écroulés,

un plat pour l'évêque,

un plat de sang d'Almeria.


Un plat pour le banquier,

un plat de joues

d'enfants du Sud heureux,

un plat dee détonations, d'eaux en folie, de ruines, de terreur,

un plat d'essieux brisés, de têtes piétinées,

un plat noir, un plat de sang d'Almeria.

Chaque matin, chaque matin trouble de votre vie

vous l'aurez fumant et brûlant sur votre table :

vous l'écarterez un peu de vos mains délicates

afin de ne pas le voir, afin de n'avoir pas à le digérer tant de fois :

vous l'écarterez un peu entre le pain et les raisins,

ce plat de sang silencieux

qui sera là chaque matin, chaque matin.

Un plat pour le colonel et l'épouse du colonel,

à une fête de la garnison, à chaque fête,

sur les serments et les crachats,

avec la lumière du vin de l'aube

afin que vous l'aperceviez tremblant et froid sur le monde.

Oui, un plat pour vous tous, riches d'ici et de là-bas,

ambassadeurs, ministres, commensaux atroces,

dames au fauteuil et au thé confortables :

un plat déchiqueté, débordant, sale de sang pauvre,

pour chaque matin, pour chaque semaine, pour toujours

et à jamais

un plat de sang d'Almeria,

devant vous,

pour toujours.


Pablo Neruda

( Résidence sur la terre)